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23 décembre 2011

Turquie : cet autre passé qui ne passe pas.

Turquie : cet autre passé qui ne passe pas. 

« L’Histoire n’est que ce que le présent veut bien retenir du passé » 

En adoptant ce jeudi 22 décembre 2011  un texte d’initiative parlementaire, mis à l’ordre du jour de l’Assemblée par le gouvernement et visant à réprimer la contestation de tout génocide dont celui perpétré contre les Arméniens par l’Empire ottoman en 1915, l’Assemblée nationale s’est risquée à jouer avec un détonateur dont elle ne connaît pas le mode d’emploi, déclenchant un évènement géopolitique majeur. 

Les réactions du gouvernement Erdogan accusant la France de génocide en Algérie lors de la guerre d’indépendance de ce pays traduisent un réel malaise de la part de la Turquie qui a décidément du mal à voir la réalité des évènements qui constituent son histoire contemporaine.  Parmi les nombreuses questions que suscite cette actualité, il en est une que nous souhaitons poser ici, à défaut d’y apporter une réponse.

Voici cette question:

Peut-on, faut-il, doit-on sanctionner la non-réminiscence – volontaire ou non – d’un fait historique dont on évoque ou impose le souvenir par l’autorité ou la norme d’une loi ? Grave question à la quelle nous invitons le lecteur à réfléchir ici en lui posant comme règle du jeu la lecture préalable d’un article scientifique et comme règle morale  l’interdiction absolue de tous propos désobligeants, excessifs ou insultants qui d’évidence nuiraient à la réflexion.

 

I- Qu’en est-il de la passe d’armes diplomatique qui agite les relations franco-turques sur fond de question arménienne ?

  

« Un passé qui ne passe pas » est une expression pour le moins extraordinaire que l’on doit à l’historien Henry Rousso (in « Le syndrome de Vichy », Seuil, 1990)[1], et qui pourrait bien servir de fil rouge à cette controverse malsaine qui pollue les relations de régimes politiques que hantent les spectres de leur histoire. 

Comme l’explique très justement  Ariana Macaya, Doctorante à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne, dans un article  particulièrement intéressant [2]à la lecture duquel nous renvoyons le lecteur avant de continuer plus avant , « le débat sur la gestion du passé a trouvé en France  une traduction juridique » avec  les « lois mémorielles », l’idée étant que « par-dessus les  discours  et les  politiques  publiques, c’est la voie juridique, et plus précisément la voie législative qui a été choisie… pour faire face aux questions mémorielles. »  

Mais comment le passé peut-il faire l’objet  d’une loi ?  Comment  la  mémoire historique peut-elle être un  objet juridique ?  S’agit-il  d’un  droit,  d’un  devoir ?  Peut-on  obliger,  décliner  au  mode impératif, le souvenir d’un fait historique ? s’interroge encore l’auteur précité. 

Partant de l’abandon d’une position hégélienne d’une histoire universelle pour étudier ce qui devrait être la mise en place d’une dynamique solidaire pour surmonter l’opposition entre histoire et mémoire, Ariana Macaya nous offre une matrice, un outil remarquable pour, une fois surmontées les deux oppositions précitées, « reprendre la définition proposée par  Maurice Halbwachs  de la  mémoire historique » comme «  suite des événements dont l’histoire nationale conserve le souvenir », définition qui a effectivement le mérite de la simplicité et qui peut servir de point de départ pour la réflexion sur les enjeux juridiques du débat autour des questions mémorielles.[3] 

Quelle est la place du droit – d’ailleurs a-t-il une place dans cette question ?- dans cette « pathologie de mémoire » qu’évoque Paul Ricœur[4] lorsqu’il étudie le délicat équilibre auquel font face par exemple , des pays commela France,la Turquie, l’Algérie, avec ces situations de « trop plein » de mémoire ou de « pas assez »  de mémoire qui remontent à la surface et qui opposent commémorations et multiplication de lois mémorielles à un refoulement-refoulé (la psychanalyse collective rôde en filigrane) de ces événements que l’on ne veut pas voir, dont on ne veut plus parler ou encore dont on nie tout simplement l’existence.

De la mémoire historique saisie par le Droit aux dérives de la « juridicisation » de la mémoire historique, (Ariana Macaya) on voit très clairement que le tandem maléfique de passions (personnelles ou officielles) alliées aux intérêts politiques sur fond de roman national ou d’intérêts catégoriels fait la place belle à l’irruption du législateur pour dire le Droit, certes, mais aussi dire l’Histoire, ouvrant ainsi un champ de bataille irréductible pour certains, mais aussi un univers particulièrement constructif et riche d’interprétations pour d’autres. 

II- Deux outils conceptuels que nous tirons d’un article auquel nous nous référons dans les lignes qui suivent pour permettre au lecteur  de baliser sa propre réflexion :

 

- La  notion  de «  devoir  de mémoire »  , tout d’abord, qui a  largement nourri  le discours  public  en  France depuis les années 1990. 

L’origine de l’expression peut être rattachée à la publication en France de l’ouvrage posthume de Primo Levi, Le devoir de mémoire, qui transcrit un entretien accordée à deux historiens en 1983. Dans un premier temps associé à  la  mémoire de la  Shoah,  mais  rapidement étendu  à d’autres  événements traumatiques  du  passé  national,  européen  et même mondial, le « devoir de mémoire » , et ainsi le débat mémoriel en France, ne se concentre pas sur l’histoire nationale récente, mais se penche aussi sur des événements datant de plus  de quatre siècles, (cas  de la  traite négrière),  ou  sur  des périodes  troubles  de  l’histoire  d’autres  nations,  c’est  l’exemple  du  génocide Arménien qui occupe l’actualité de ce mois de décembre 2011.  Le terme est  ainsi  présenté comme «  une émanation  proprement nationale de l’État français qui tente, à partir des années 1990, de redéfinir son récit national, au nom des droits de l’Homme, dans une dimension multiculturelle ».[5]

 

- Les notions de crimes contre l'humanité et de génocide,  mots nouveaux pour des crimes sans précédents.

Les crimes de guerre supposent un affrontement entre nations. En revanche, les "crimes contre l'humanité" et de "génocide" peuvent concerner des conflits internes aux Etats.

Crime contre l'humanité. Chargé par les Alliés de juger les plus grands criminels nazis, le tribunal militaire international de Nuremberg en a donné la première définition, en 1945: "Atrocités et délits, y compris mais sans être limités à l'assassinat, à l'extermination, la mise en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne des pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal".

La Conventiondes Nations unies de 1968 "sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité" y a ajouté "l'éviction par attaque armée ou l'occupation et les actes inhumains découlant de la politique d'apartheid, ainsi que le crime de génocide".

Génocide. Le mot "génocide" a été créé en 1944 par Raphael Lemkin, [6]professeur de droit international à l'université de Yale, "pour définir les pratiques de guerre de l'Allemagne nazie".Il désigne "la destruction d'une nation ou d'un groupe ethnique". Le mot combine le terme grec genos (qui signifie origine ou espèce) et le suffixe latin cide (provenant de caedere, tuer).

Le terme de génocide désigne ainsi tout acte commis dans l'intention de détruire méthodiquement un "groupe national, ethnique, racial ou religieux". L'extermination des Arméniens et des Kurdes par les Ottomans, des Ukrainiens par le pouvoir soviétique, des Juifs par les Nazis, des Cambodgiens par les Khmers Rouges, des Tutsi par les Hutu est un génocide. On emploie aussi actuellement dans certains cas l'expression "épuration ou nettoyage ethniques". Commis en temps de guerre, le génocide est un crime de guerre.

Le terme "génocide" a été utilisé pour la première fois dans un document officiel en 1945, par le Tribunal militaire international, lors de la mise en accusation des criminels de guerre nazis à Nuremberg. Le droit de Nuremberg va préférer retenir une nouvelle incrimination : le crime contre l'humanité.

Mais, le 11 décembre 1946, l'Assemblée générale des Nations unies, qui confirme les principes du droit de Nuremberg, donne une première définition du génocide: "Le génocide est le refus du droit à l'existence de groupes humains entiers de même que l'homicide est le refus du droit à l'existence à un individu: un tel refus bouleverse la conscience humaine, inflige de grandes pertes à l'humanité qui se trouve ainsi privée des apports culturels ou autres de ces groupes, et est contraire à la loi morale ainsi qu'à l'esprit et aux fins des Nations unies La répression du crime de génocide est une affaire d'intérêt international".

Le 9 décembre 1948, l'Assemblée générale des Nations unies approuve à l'unanimité le texte de la "Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide", qui fait entrer le terme "génocide" dans le vocabulaire du droit international. Entrée en vigueur en 1951 et révisée en 1985, la Convention, déclare dans son article premier que "les parties contractantes confirment que le génocide, qu'il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu'elles s'engagent à prévenir et à punir".

Trois grandes conditions, définies à l'article 2, sont donc nécessaires à son identification :

1 / les victimes font partie d'un "groupe national, ethnique, racial ou religieux". Sont donc officiellement exclus les groupes politiques, économiques ou culturels - comme les victimes des Khmers rouges au Cambodge, par exemple; position que je ne partage pas pour ma part, au même titre que pour les massacres commis au Darfour (Soudan). (J’ouvre ainsi le débat).

2 / les membres de ce groupe sont tués ou persécutés pour leur appartenance à ce groupe, quels que soient les moyens mis en œuvre pour atteindre ce but;

3 / le génocide est un crime collectif planifié, commis par les détenteurs du pouvoir de l'Etat, en leur nom ou avec leur consentement exprès ou tacite.

L'article 3 définit comme crime aussi bien le génocide proprement dit que l'entente en vue de le commettre, l'incitation directe et publique, la tentative pour le mettre en œuvre ou la complicité dans sa réalisation. L'article 4 stipule que toutes les personnes ayant commis le génocide doivent être punies, quelles que soient leurs qualités.

130 Etats ont, à ce jour  ratifié la Convention. Maisle génocide étant un crime d'Etat, sa prévention et sa répression posent un problème d'ingérence qui rend cet aspect dela Convention difficile à appliquer.

 

III- Et dans les faits ? 

La base documentaire sur la réalité constatée à l’époque du génocide arménien est indiscutable, qu’elle émane de diplomates allemands (peu suspects d’inimitié à l’égard de la Turquie) ou encore de diplomates autrichiens, italiens et américains alors en poste en Turquie. [7] 

On lira dans la référence qui suit (http://www.slate.fr/story/47823/genocide-armenien-turquie-tabou) une explication de cette crainte/impossibilité pour l’opinion et le pouvoir turc d’appréhender la question du génocide arménien. 

La Turquiemoderne, dirigée par des kémalistes, a artificiellement fabriqué l’identité turque par la réduction en servitude et la négation de l’identité des peuples dominés, puis par une prétendue supériorité turque, pensée qui a conduit le pays à  des crimes de masse. 

Tout au long des 88 ans d’existence dela Républiqueturque, ses dirigeants successifs ont – et il est difficile de dire le contraire - transformé leur pays en un cimetière des civilisations et un enfer pour les peuples qui y vivent :

·      Le génocide des Arméniens et des Assyro-Chaldéens (1915-1917) 1,5 million d'Arméniens ont été massacrés par l'armée turque entre 1915 et 1917.
·      Le massacre des Kurdes, Alévis et Kizilbachs de Koçkiri (1919-1921).
·      L’expulsion brutale de 1.2 million de Grecs (1923-1924) avec les massacres de Smyrne sous l’œil inactif des puissances européennes.
·      Le massacre des Kurdes et des Assyriens après la révolte de Sheikh Saïd (1925-1928).
·      Les massacres des Kurdes, Alévis et Kizilbachs de Dersim,  40.000 morts et 12.000 personnes déplacées (1935-1938). 
·      Des massacres, des exécutions sommaires, des pendaisons, des pratiques systématiques de la torture, des conditions de détention inhumaines, des déplacements forcés ... suite aux coups d'Etat militaire de 1970, 1978 et 1980.
·      Le massacre de 36 manifestants lors de la célébration du 1er mai 1977.
·      Les massacres de 102 personnes en 1978 à Kahramanmaraş et de 7 étudiants le 16 mars 1978 à Beyazıt (İstanbul).
·      Le massacre de 50 personnes le 5 juillet 1980 à Çorum.
·      Le massacre de 37 intellectuels le 2 juillet 1993 à l'hôtel Madımak à Sivas.

 

Dans le fond, n’appartiendrait-il pas aux populations et aux Nations de s’enorgueillir de la richesse et de la diversité des hommes et femmes qui les composent, fussent-ils anatoliens ? 

N’appartiendrait-il pas non plus aux Etats de se réhabiliter en réhabilitant en premier  lieu les victimes de leurs exactions passées, en s’engageant sur la voie d’une reconnaissance politique réciproque, sans haine ni lésine, de ces exactions et crimes passés et en mettant un terme à leur négation ou à leur glorification ? 

Ceux qui (je cite) clament « leur  conviction que l’incapacité dela Turquieà progresser sur la voie de la démocratie, ainsi que l’état d’arriération économique et sociale de ses provinces orientales sont intimement liés à la guerre menée par cet Etat à l’encontre de ses propres ressortissants » ont-ils tort ? 

Ceux qui veulent réaffirmer leur « engagement à continuer le combat politique afin quela Turquiereconnaisse, dénonce et se dissocie de ses crimes passés et présents ; afin de la transformer en un Etat démocratique et respectueux de ses minorités comme de ses forces démocratiques, unies dans la diversité » ont-ils tort ? 

Passionnant pays quela Turquie.Puisse-t-elle très rapidement, comme tous ces pays en somme qui, à une époque ou une autre de leur histoire ont fait, vécu , continuent de faire ou vivre des événements qui ne les ont pas laissés indemnes, eux et leurs victimes, reconnaître ce qui s’est produit ou mettre un terme à ce qui se produit encore sur son territoire. 

Peut-on, faut-il, doit-on sanctionner la non-réminiscence – volontaire ou non – d’un fait historique dont on évoque ou impose le souvenir par l’autorité ou la norme d’une loi ? 

Sources et références indicatives :

On privilégiera cette remarquable et exhaustive base documentaire sur le génocide arménien : 

http://www.imprescriptible.fr/citations/diplomates

...que l'on complètera utilement par ceci: 

http://www.slate.fr/story/47823/genocide-armenien-turquie-tabou 

http://www.aidh.org/Racisme/G_1.htm 

http://kurde-moyen-orient.20minutes-blogs.fr/genocides-et-massacres/

http://french.irib.ir/analyses/articles/item/159888-la-turquie-coupable-la-france-non-coupable 

http://www.jurisdoctoria.net/pdf/numero3/aut3_MACAYA.pdf 

http://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/2011/12/23/sarkozy-ne-connait-rien-a-la-question-armenienne

 

Le 9 décembre 1948, une "Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide".

Le traité, entré en vigueur le 12 janvier 1951, affirme, à l'article 1, "que le génocide, qu'il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens"; à l'article 2, que "le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) meurtre de membres du groupe; b) atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; e) transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe". 



[1]Rousseau, H. et Conan, E., Vichy, un passé qui ne passe pas,  Fayard,  coll. « Pour une histoire du XXè siècle », Paris, 1994 (ISBN 2-213-59237) 

[2] Macaya, Ariana, Un passé qui ne passe pas : les enjeux juridiques de la “ mémoire historique ”, Jurisdoctoria n° 3, 2009 http://www.jurisdoctoria.net/pdf/numero3/aut3_MACAYA.pdf 

[3] Halbwachs, M., La  mémoire  collective,  Paris,  Albin  Michel,  coll.  Bibliothèque  de  l’Évolution  de

l’Humanité, nouvelle édition critique établie par G. Namer, 1997, p. 130. 

[4] Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 2000, 690 

[5] Ledoux, S., « Pour une généalogie du ‘devoir de mémoire’ en France », texte présenté durant la séance

du Groupe d’études transversales  sur la mémoire, Le devoir de mémoire, Centre Alberto Benveniste, Paris,

4 février 2009 

[6] Annette BECKER, Penser et nommer les génocides : Raphaël Lemkin. http://francestanford.stanford.edu/sites/francestanford.stanford.edu/files/BeckerFrench.pdf

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