L'envers de la "ville-monde" ou l'ardente obligation de devenir citoyen.
New-York 1997 (John Carpenter), Blade Runner (Ridley Scott), Dark City (Alex Proyas), Sadr City (Irak)?
Non.
Bobigny (93), France.
Hanna Arendt avait évoqué de façon lumineuse une certaine idée de la « désolation » ( [1])
comme « l’expérience absolue de non-appartenance au monde » liée au
déracinement dont ont été frappées les masses modernes, qu’elle faisait
remonter au déclin de la sphère publique de l’entre deux guerres, à
l’impuissance des États nations à résoudre le statut des réfugiés ou
des peuples sans droits garantis par les gouvernements en dehors des
protections prévues par les Nations-Unies, c’est à dire de la stricte
assistance humanitaire. En ce temps là, comme l'écrit Sylvaine Bulle dans un remarquable article paru dans la revue Multitudes (http://multitudes.samizdat.net/Jerusalem-Est-Les-sinistres-de-la.html ) les Sans État : réfugiés,
apatrides, juifs ou minorités tziganes, et pas encore palestiniens
arabes( [2]),
incarnaient ce phénomène de masse le plus nouveau de l’histoire
contemporaine : moins la perte de résidence que l’incapacité d’en
retrouver une, c’est-à-dire le droit d’appartenir à une communauté
politique ou nationale. « Je ne suis ni citoyen ni résident. Alors où
suis-je et qui suis-je ?... Tu réalises que tu peux bien exister
métaphysiquement, mais pas juridiquement. »( [3])
Ce sont là les mots de l’écrivain palestinien Mahmud Darwish décrivant
son parcours aux guichets du Ministère de l’Intérieur israélien en 1973
- rappelant peut être ceux d’Arendt : « être privé des droits humains,
c’est être privé d’une place dans le monde »( [4]).
Et lorsque l'on dispose de ces droits, d'une nationalité, de la chance d'être né ou de vivre (légalement ou non) dans un pays qui, à bien y regarder, demeure malgré tout vivable (absence de guerre, de cataclysmes, richesse nationale), tous éléments qui manquent à tant d'autres, comment expliquer la persistance de ce mal-être?
Dans l'article que l'on va lire ci-après, notice d'information diffusée dans la rubrique Actualités du fournisseur Club-Internet, il ne s'agit pas de la situation que vivent les réfugiés palestiniens de Jérusalem-Est, mais de gens qui vivent en France et qui montrent ce que pourrait être le véritable visage, l'envers de la ville-monde.
Bobigny, "ville-monde" du 9-3 où Marianne est noire
25/10/06 11:10
25/10/06 11:10 -
par Thierry Lévêque
BOBIGNY, Seine-Saint-Denis (Reuters) - A Bobigny, préfecture du
département de la Seine-Saint-Denis où les violences urbaines de 2005
ont commencé, Marianne est devenue noire en mai.
La nouvelle
Marianne africaine aux seins généreux et aux lèvres charnues, oeuvre de
l'artiste Hervé di Rosa, trône dans une salle des mariages neuve de
l'Hôtel de ville remplie de chaises vertes, bleues et roses en forme de
coeur et de statuettes "ethniques".
"Il n'est écrit nulle part
que Marianne doit être une blonde aux yeux bleus", a dit l'artiste.
Bobigny, 44.318 habitants au bout de la ligne de métro n°5, au nord-est
de Paris, bastion communiste depuis 1920, est fière de ses 80
nationalités, et s'est autoproclamée "ville-monde".
"Ville-monde ? Il faudrait déjà réparer les ascenseurs des cités", répond un tract de l'opposition de droite.
La ville est un chaos urbain, centre-ville ancien et gigantesques
dalles en béton hérissées de tours HLM et de sombres bâtiments
officiels, reliées entre elles par un système de passerelles et
d'escaliers, au-dessus d'un entrelacs de routes.
Selon la
mairie, le taux de chômage est le double de la moyenne nationale et
l'habitat social représente 55% des logements. Dans cet univers, alors
que les cités alentour flambaient en 2005, Bobigny a, curieusement, été
épargnée.
On a compté 24 voitures brûlées, quelques
échauffourées et des jets de cocktails molotov sur la bibliothèque. La
municipalité attribue ce calme relatif aux fréquentes réunions de
quartiers et aux nombreuses structures de concertation mises en place
depuis 1998.
LE VISAGE DE L'EMEUTE
La maire, Catherine
Peyge, ne fanfaronne pas pour autant. Délinquance et crime rythment
l'actualité de sa ville, comme en juillet dernier quand Yamine
Djerroud, 19 ans, a été retrouvé dans une cave d'immeuble tué à coups
de barre de fer.
En 2005, la maire a vu le visage de l'émeute, en rencontrant les jeunes qui avaient tenté d'incendier la bibliothèque.
Elle raconte le dialogue. - "Pourquoi avez-vous fait ça ?" - "Parce que
la bibliothèque c'est l'Etat" - "Mais l'Etat c'est vous" - "C'est
pareil, on s'en fout".
Catherine Peyge n'a pas dénoncé les
auteurs à la police. Ce n'est pas dans son "état d'esprit", dit-elle.
Elle les croise de temps à autre. "Ils ne font pas grand-chose et ne
vont toujours pas à la bibliothèque", constate-t-elle.
Pour
conjurer le retour de la violence, la mairie a multiplié les réunions
de quartier et organisé des "assises de la ville" avec les habitants
tous les deux ans. A la suite de ces concertations, le projet de
construction d'une grande mosquée a été lancé en 2002.
Le
terrain est mis à disposition, aménagé, la construction devra attendre.
Des tentes y ont été disposées pour le ramadan. Les musulmans devront
encore patienter dans leur petites salles de prière.
Leur
présence est ancienne à Bobigny, comme en témoigne l'architecture
néo-mauresque de l'hôpital Avicenne, ex-hôpital "franco-musulman"
inauguré en 1935 pour y accueillir les Français des colonies d'alors.
A Bobigny, de toutes façons, les religions non chrétiennes font avec
les moyens du bord. Le temple sikh, lieu de ralliement en banlieue de
cette communauté, est aménagé dans une maison d'habitation.
Certains Sikhs, dont la religion impose le port du turban, ont eu
maille à partir avec le rectorat qui refusait qu'ils viennent avec ce
"signe religieux ostensible" à l'école. Après quelques procès, le
rectorat a orienté les récalcitrants vers les écoles privées.
LE TRIBUNAL "CONTRE LES CLICHES"
A Bobigny, les passants convergent souvent vers le tribunal, cible des
critiques de Nicolas Sarkozy pour son supposé laxisme, et qui traite la
délinquance et le crime de tout le département, ce qui en a fait une
des principales juridictions du pays.
Les juges, qui ont manifesté le mois dernier contre les propos du ministre, s'insurgent contre les clichés sur la banlieue.
"Je ne connais pas de mineurs qui auraient choisi la voie de la
délinquance comme on ferait plombier ou facteur", dit Hélène Franco,
juge des enfants et militante du Syndicat de la magistrature, classé à
gauche.
Les mineurs qu'elle voit sont pour l'essentiel les
auteurs de vols "à la portière". Elle assure que la première sanction,
éducative ou pénale, suffit pour éviter la récidive.
Dans son
cabinet, les jeunes lui parlent, dit-elle, des contrôles de police à
répétition qu'ils jugent vexatoires. Aux yeux de la juge Franco, les
policiers ont le tort "d'arriver en banlieue avec l'idée qu'ils sont
dans une sorte de guerre".
Habid Babindama, 24 ans, étudiant
dans une école de commerce parisienne et habitant de Bobigny, s'amuse
aussi de l'image de la banlieue que lui renvoient ses camarades de la
capitale.
"Quand je vais chez eux, ils en parlent comme si
c'était Bagdad", dit-il. Il anime une association, baptisée "Troopers",
dont le but est d'améliorer l'image des jeunes de banlieues et organise
divers événements.
Les camarades parisiens d'Habib ne viennent
jamais, mais ils l'invitent à leurs soirées, "peut-être pour se donner
bonne conscience", dit-il.
Habib a cherché du travail dans le
secteur bancaire, en vain, échouant à de nombreux entretiens. Il pense
avoir été refusé parce qu'il est noir, sans en avoir la preuve. Ses
copains d'école sont toujours à la cité, avec lui.
Les émeutes
de 2005 ? "Il était temps que ça arrive. Mais c'étaient des petits qui
s'amusaient. La prochaine fois que ça pétera, les grands s'y mettront
aussi".
Il faut sauver les "sinistrés de la ville-monde". Comment? En évitant la judiciarisation de la société. En créant un Ministère du Bien-Etre Social. En créant un Service National à vocation Européenne dont le but serait de mettre un terme à la toxicité urbaine et sociale en permettant à ceux qui y meurent de découvrir, au-delà d'une sous-culture sans avenir et d'une identité qui constitue un piège social et économique, d'autres mentalités, d'autres horizons, d'autres valeurs, d'autres beautés, d'autres chemins vers une intégration nationale et européenne réussie. Première étape : l'Instruction Publique.Deuxième étape : l'Education nationale. Troisième étape : la reconnaissance au mérite et à l'excellence. Quatrième étape : la satisfaction pour toute une population naufragée de construire sa vie en cessant d'être des fantômes dans leur propre pays ou dans leur pays d'accueil. Utopique?
Oye como va mi ritmo? Bueno pa gozar, mulata. Carlos Santana / Tito Puente
[1] Hanna Arendt, Les origines du Totalitarisme, Le système Totalitaire, Paris, Point Essais, 1995.
[2] Arendt a adopté une position très critique sur la guerre de 1948 et la création de l’État d’Israél, dans Qu’est ce que le Politique, Paris, Le Seuil, 1993.
[3] M. Darwish, « Fantômes dans leur propre pays », in Revue de Presse Maghreb-Proche Orient, Alger, février 1973, op.cit., p.19.
[4] H. Arendt, Les origines du Totalitarisme, op.cit.